ÉDITORIAL
École, neurosciences, neuro-éducation, neuropédagogie…
Des neuro-illusions cognitives ?
A.N.A.E. N° 147 – OCTOBRE 2017
Il existe depuis quelques années une relative confusion dans l’évocation des disciplines scientifiques invoquées pour décrire des résultats d’études liées à l’école ou aux apprentissages. Cette confusion s’accompagne d’une tendance à vouloir ajouter le préfixe neuro- à toutes les disciplines comme si cela leur permettait d’être onsidérées comme davantage scientifiques ou sérieuses.
Ainsi, le concept de neuroscience est souvent utilisé, à tort, pour décrire des études produites par la psychologie expérimentale. Schématiquement, alors que la psychologie s’intéresse plutôt aux comportements et aux représentations mentales, les neurosciences examinent leurs corrélats neuronaux grâce aux progrès récents des méthodes d’imagerie cérébrale. Par exemple, l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) permet d’examiner in vivo l’activité cérébrale de personnes volontaires en train d’effectuer certaines tâches comportementales (comme lire des mots, regarder des images, etc.) dans des conditions expérimentales précises (seules et allongées dans un scanner).
Ces deux niveaux d’analyse, le niveau comportemental et le niveau cérébral, sont bien évidemment complémentaires mais ils ne doivent être confondus car l’un n’explique pas l’autre. Par exemple, affirmer que les neurosciences valident la pédagogie Montessori est un abus de langage.
En effet, quelques études quantitatives issues de la psychologie montrent des effets bénéfiques de la méthode Montessori sur les performances des enfants (dans les tâches académiques, mesurant les fonctions exécutives, la créativité, etc.), d’autres n’observent pas de différence avec des enfants scolarisés dans des écoles traditionnelles. Mais toutes ces études fondent leurs analyses sur des données comportementales (pour une revue, voir Denervaud & Gentaz, 2015). Il n’existe pas à ma connaissance de recherches publiées montrant chez des enfants une signature cérébrale spécifique due aux effets de la pédagogie Montessori. Il existe en revanche des études neuroscientifiques qui révèlent l’importance du « réseau de mode par défaut (RMD) » (cf. Buckner et al., 2008), ce dernier désignant un réseau constitué des régions cérébrales actives lorsqu’un individu n’est pas focalisé sur le monde extérieur, et lorsque le cerveau est au repos, mais actif. Ainsi durant la réalisation d’une tâche, le RMD est désactivé, et un autre réseau est activé. Des travaux montrent chez l’adulte que ce RMD serait associé aux idées créatives (Beaty et al., 2014).
Nous pouvons seulement faire l’hypothèse que les effets bénéfiques de la méthode Montessori sur notamment la créativité pourraient être liés à la grande autonomie dont l’enfant dispose dans l’organisation de son travail et qui lui permet d’inclure plus aisément des temps de pause spontanés correspondant à ses propres besoins. Ces pauses pourraient activer plus facilement le RMD. Des recherches psychologiques et neuroscientifiques sont bien entendu nécessaires pour tester cette hypothèse au niveau comportemental et au niveau cérébral.
La confusion entre neuroscience et psychologie expérimentale est entretenue plus ou moins consciemment dans l’espace médiatique par certains journalistes et chercheurs. Elle résulte probablement d’une illusion cognitive, i.e. une erreur systématique partagée par le plus grand nombre. En effet, les recherches psychologiques comportementales (Keehner et al., 2011 ; McCabe & Castel, 2008) montrent qu’ajouter le préfixe neuro en accompagnant le discours de belles images de cerveau (plus particulièrement en 3D) rend plus crédible l’information transmise auprès d’adultes naïfs. En conclusion, méfions-nous des chercheurs quand ils nous montrent de belles images de type neuroscientifiques sous une forme facile à saisir (Cohen, 2017).
Les sciences cognitives appliquées à l’éducation permettent de prendre en compte les différents niveaux d’analyse et d’explication. Rappelons que leur but est de tenter de décrire et de comprendre les processus cognitifs ou affectifs - des élèves et/ou des enseignants - mis en jeu aux cours des nombreuses activités qu’ils mettent en oeuvre (cf. Gentaz & Dessus, 2004 ; Dessus & Gentaz, 2006). Pour l’un des premiers historiens de cette discipline, les sciences cognitives sont (Gardner, 1993, p. 18) « […] une tentative contemporaine, faisant appel à des méthodes empiriques pour répondre à des questions épistémologiques fort anciennes, et plus particulièrement à celles concernant la nature du savoir, ses composantes, ses sources, son développement et son essor ». Il est donc légitime que les sciences cognitives s’intéressent à l’école, milieu dans lequel le savoir et sa construction ont une place centrale. Les sciences cognitives sont un ensemble de disciplines : la psychologie (générale, sociale et du développement), la philosophie, la linguistique, l’anthropologie, l’informatique (et plus particulièrement l’intelligence artificielle), et enfin les neurosciences. Si ces disciplines peuvent produire des explications, prédictions, simulations liées à l’école, aucune d’elles ne peut prétendre répondre, à elle seule et de manière sérieuse, aux défis de l’éducation (voir Éditorial A.N.A.E. 146).
Les sciences cognitives vont naître et se développer à partir des années 50, concurremment en trois lieux. Aux États-Unis, au Massachusetts Institute of Technology (MIT) où est organisé, en 1956, le célèbre Symposium on Information Theory (symposium sur la théorie de l’information). Et à l’université Harvard, avec la création par Jérôme Bruner et George Miller du Centre d’études cognitives. Enfin, en Europe, à l’université de Genève, avec la création par Jean Piaget en 1955 du Centre international d’épistémologie génétique.
En France, cette discipline nouvelle est reconnue au niveau institutionnel plus tardivement avec le colloque Approches de la cognition, organisé en 1987 par Daniel Andler, et avec l’ouverture à Lyon, dans les années 90, de l’Institut des sciences cognitives. En janvier 1999, l’action concertée incitative (ACI) « Cognitique » a été lancée avec l’objectif d’impulser la recherche dans les sciences cognitives par le développement de collaborations entre, d’une part, les sciences humaines et sociales et, d’autre part, les neurosciences et les sciences pour l’ingénieur (informatique, robotique). La diffusion et la valorisation des travaux français a été l’objet d’une attention particulière, en coopération avec la Fondation des Maisons des sciences de l’homme (voir par exemple, dans l’ouvrage édité en 2008 par Chapoutier & Jouvent, le chapitre de Sprenger-Charolles & Serniclaes sur la dyslexie). À la suite, le ministère de la Recherche français a lancé le programme de recherches « École et sciences cognitives » (cf. Kail & Fayol, 2003). Toutefois, la psychologie scientifique s’est depuis longtemps intéressée à l’éducation avec, par exemple, les travaux pionniers de Binet (1905) sur les tests d’intelligence, ou ceux de Piaget (1966) sur le développement intellectuel et ses conséquences pédagogiques.
En conclusion, il est donc crucial pour tous les chercheurs du champ d’utiliser les concepts corrects pour décrire leurs recherches afin d’éviter d’entretenir ces flous sémantiques et ces illusions cognitives avant que les assimilés à tort aux sciences cognitives appliquées à l’éducation..
Pr Édouard Gentaz
Professeur de psychologie du développement à Université de Genève et
Directeur de recherche au CNRS (LPNC-Grenoble)
Rédacteur en chef d’A.N.A.E.
RÉFÉRENCES
BUCKNER, R.L., ANDREWS-HANNA, J.R. & SCHACTER, D.L. (2008). The Brain’s Default Network: Anatomy, Function, and Relevance to Disease. Annals of the New York Academy of Sciences, 1124, 1-38.
BEATY, R. E., BENEDEK, M., WILKINS, R. W., JAUK, E., FINK, A., SILVIA, P. J. & NEUBAUER, A. C. (2014). Creativity and the default network: A functional connectivity analysis of the creative brain at rest. Neuropsychologia, 64, 92-98.
CHAPOUTIER, G., JOUVENT, R. (Eds.). La Cognition réparée ? Perturbations et récupérations des fonctions cognitives. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme.
COHEN, L. (2017). Lire avec les oreilles. Paris : Odile Jacob
DENERVAUD, S. & GENTAZ, É. (2015). Les effets de la « méthode Montessori » sur le développement psychologique des enfants : une synthèse des recherches scientifiques quantitatives. A.N.A.E., 139, 593-598.
DESSUS, P. & GENTAZ, É. (Eds) (2006). Apprentissages et enseignement. Sciences cognitives et éducation. Paris : Dunod.
GENTAZ, É. & DESSUS, P. (Eds) (2004). Comprendre les apprentissages. Sciences cognitives et éducation. Paris : Dunod.
GARDNER, H. (1993). Histoire de la révolution cognitive, la nouvelle science de l’esprit. Paris : Payot.
KAIL, M. & FAYOL, M. (Eds.). (2003). Les Sciences cognitives et l’école. Paris : P.U.F.
KEEHNER, M., MAYBERRY, L. & FISCHER, M. (2011). Different clues from different views: the role of image formats in public perceptions of neuroimaging results. Psychonomic Bulletin and Review, 18, 422-428.
MCCABE, D. & CASTEL, A. (2008). Seeing is believing: the effect of brain images on judgments of scientific reasoning. Cognition, 107, 343-352.
PIAGET, J. (1969). Psychologie et pédagogie. Paris : Folio Essais.
SPRENGER-CHAROLLES, L. & SERNICLAES, W. (2008). Une nouvelle explication des déficits phonologiques dans la dyslexie. Données comportementales et de neuroimagerie. In G.Chapoutier, & R.Jouvent (Eds.), La Cognition réparée ? Perturbations et récupérations des fonctions cognitives (pp. 43-70). Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme.
A.N.A.E., 123 et 139 (2013, 2015).