Que peuvent nous apprendre les recherches sur l’évolution de la démarche de la médecine fondée sur des preuves (Evidence-Based Medicine - EBM) ? - Editorial - E. Gentaz -
ANAE N° 165
mai 2020
Le concept de médecine fondée sur des preuves (ou des données probantes ou des faits) a été développé à partir des années 1980-1990 par D. Sackett, W. Rosenberg, M. Gray, B. Haynes et S. Richardson à l’Université de médecine Mc Master au Canada (Straus, Richardson, Glasziou & Haynes, 2007). Le terme anglais Evidence-Based Medicine (EBM) est maintenant utilisé de façon courante dans les pays francophones. L’objectif initial de l’EBM était de former les médecins-cliniciens à la compréhension et à l’utilisation des résultats issus la littérature scientifique, en constante augmentation, afin de donner à un patient les meilleurs soins possibles selon les meilleures données scientifiques disponibles et ses caractéristiques.
Il est classique de décrire quatre phases pour résoudre un problème clinique concernant un patient donné : 1) identifier le problème médical ; 2) rechercher les articles pertinents ; 3) évaluer la validité et la pertinence des résultats trouvés et (4) intégrer les résultats retenus pour le patient. Il est à noter que les revues systématiques en médecine et santé appelées Cochrane sont l’un des maillons fondamentaux de la démarche EBM (https://ccf.cochrane.org/revues-cochrane). Malheureusement une telle organisation internationale indépendante n’existe pas vraiment dans le domaine de l’éducation.
La démarche de l’EBM, avec l’Evidence-based practice, a été étendue à d’autres domaines, non seulement ceux liés à la médecine (orthophoniste-logopédiste, neuropsychologue, etc.) mais aussi ceux liés à l’éducation et à l’enseignement (éducateur, enseignant, etc.). Cette démarche est également de plus en plus utilisée dans le monde politique pour rationaliser les politiques publiques (Evidence-based policy).
Depuis 30 ans, la démarche EBM est en soi un domaine de recherche et comme elle fait l’objet de critiques positives et négatives, sa conception et son application évoluent régulièrement. Du fait de sa diffusion dans d’autres domaines que la médecine, il me semble important de prendre en compte les résultats de ces recherches en médecine afin d’éviter de reproduire les mêmes erreurs dans les autres domaines, par exemple celui de la recherche en éducation et des recommandations pédagogiques (Gentaz, 2019).
Dans une revue systématique publiée dans la revue médicale The Lancet, Djubegovic et Guyatt (2017) discutent de deux avancés majeures. La première est que l’EBM reconnaît maintenant les limites des seules preuves scientifiques et souligne la nécessité de combiner l’évaluation critique des preuves avec les valeurs et les préférences des patients par le biais d’une prise de décision partagée. La seconde est que l’EBM a développé une sorte de science de la production ou méthodologie de recommandations cliniques fiables qui ne sera pas développée ici mais ne manquera pas de faire l’objet d’un éditorial futur.
Rappelons tout d’abord que le principe de l’EBM est fondé sur le fait que toutes les preuves ne se valent pas (elles sont donc à hiérarchiser) et que la pratique clinique doit se fonder sur les meilleures preuves disponibles. Les auteurs proposent de comparer la conception ancienne pyramidale (figure 1A) à la nouvelle conception de classification de la qualité des preuves appelée Grade – Grading of Recommendations Assessment, Develeppment and Evaluation (figure 1B).
Il est important de souligner que l’EBM ne se limite pas aux résultats issus des études randomisées en double aveugle (RCT), qui doivent aussi être évaluées et peuvent également présenter des limites. L’EBM peut en effet aussi intégrer des études de cohortes de séries de cas ou des observations (pouvant elles-mêmes présenter des limites). L’EBM prévoit de plus la prise en compte de l’ensemble des données disponibles (de tous les niveaux) et non uniquement une sélection biaisée d’études dans une revue systématique. Enfin, la bonne pratique de l’EBM implique pour le médecin de considérer, pour prendre une décision efficace, que la prise en compte de ces niveaux preuves est nécessaire mais non suffisante et qu’elle implique aussi de prendre en considération l’environnement et le contexte du patient avec ses préférences et valeurs.
Si l’on tente d’étendre ces réflexions aux autres professionnels de la santé et de l’éducation, cela suggère que les bonnes décisions thérapeutiques ou bonnes pratiques pédagogiques doivent se fonder non seulement sur l’ensemble de preuves disponibles (études expérimentales, observations, etc.) mais aussi sur le contexte et les caractéristiques des patients ou des élèves. En d’autres termes, ces avancées sur le EBM montrent qu’il est nécessaire de reconnaître aussi pleinement l’expertise et les savoirs acquis par les professionnels dans leur prise de décision.
Il me semble que les professionnels de l’enfance et de l’éducation devraient se saisir de ce débat crucial sur les liens entre les résultats de la recherche, les recommandations cliniques et pédagogiques et leurs pratiques.
Pr Édouard Gentaz
Professeur de psychologie du développement
à l’Université de Genève
et Directeur de recherche au CNRS
RÉFÉRENCES
Gentaz, É. (2019). Recherches, ministère de l’Éducation nationale et recommandations pédagogiques : comment transformer une dynamique de défiance en dynamique de confiance ? A.N.A.E., 160, 287-290.
Straus, S., Richardson, Glasziou & Haynes, W. (2007). Médecine fondée sur les faits. Evidence-based medicine. Paris : Elsevier.
Djubegovic B. & Guyatt, G. (2017). Progess in evidence-based medecine: A quarter century On. Lancet, 22, 415-423.