Les enfants et les adolescents des années 2020 sont-ils bien traités par les adultes ?
Pour un véritable « droit supérieur des enfants »
Editorial - E. Gentaz
ANAE N° 170
2021
Pour savoir si les enfants et les adolescents des années 2020 sont bien traités par les adultes dans la société française, l’analyse quantitative des violences faites aux enfants est un critère pertinent, même si d’autres (alimentation, environnement, statut des filles, châtiments corporels, etc.), peuvent largement préciser cette réponse (Gentaz, 2016a, 2016b, 2018). Le critère de « violences faites aux enfants » est pertinent car nous savons que ces dernières ont des effets délétères à long terme sur la qualité de leur développement psychologique au sens large (pour une méta-analyse, cf. Norman, et al., 2012).
L’examen des données révèle que les violences faites aux enfants et aux adolescent·e·s sont très nombreuses en France. Ainsi, le bilan 2019-2020 de la délinquance du ministère de l’Intérieur (2021) montre un niveau élevé de violences intrafamiliales (mauvais traitements, atteintes à l’intégrité physiques ou à la dignité, abus divers, etc.) enregistrées par les services de police ou de gendarmerie : de 119 000 cas en 2019 à 131 200 cas en 2020 (avec un effet négatif significatif du confinement). En 2020, les violences sexuelles constatées sont au nombre de 69 394 cas, dont 44 647 pour harcèlement, agressions et atteintes sexuelles et 24 747 pour viols (dont 12 283 sur des mineur·e·s).
Ces données sont par ailleurs largement sous-estimées car des études anonymisées montrent que la majorité de ces violences ne sont pas signalées par les victimes (12 % pour celles de violences sexuelles selon l’INSEE), et donc inconnues des services de police ou gendarmerie. Selon Édouard Durand (coprésident de la nouvelle énième commission sur l’inceste et les violences sexuelles), des enquêtes estiment que 5 à 10 % des Français ont été victimes de violences sexuelles dans l’enfance. Ces violences sexuelles sur mineur·e·s sont présentes dans tous les milieux socio-économiques. Ces violences sexuelles sur les mineur·e·s, et les incestes en particulier, sont commis très majoritairement (95 %) par des hommes (père, beau-père, grand-père, frère, oncle, cousin…). De plus, dans le cas des incestes, les mères sont à 70 % dans le déni total et 18 % dans une forme de neutralité (Enquête 2014 par Face à l’Inceste). Malheureusement, même si le Code pénal oblige les adultes à dénoncer de tels faits à la justice (la peine encourue pour une non-dénonciation d’infraction sur un·e mineur·e de moins 15 ans est de cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende), cela a été rarement le cas jusqu’à une période récente. Les fausses dénonciations sont très peu nombreuses. Par ailleurs, 70 % des plaintes pour agression sexuelle sur mineur·e sont classées sans suite.
Ces données terrifiantes nous conduisent à répondre que les enfants et les adolescent·e·s des années 2020 sont trop maltraité·e·s par les adultes dans la société.
La période actuelle semble être un tournant culturel, judiciaire et politique. Après plusieurs décennies de témoignages accablants, principalement de femmes (Adélaïde Bon, Vanessa Springora, Sarah Abitbol, Camille Kouchner, Eva Thomas, Christine Angot, Flavie Flament, Andréa Bescond) et aussi de quelques hommes (Claude Ponti, Laurent Boyet, Arnaud Gallais), les adultes semblent prendre conscience de ce problème majeur en étant enfin davantage à l’écoute de la parole de ces nombreuses victimes.
D’après les victimes, la judiciarisation est indispensable. Malheureusement le droit français (et celui de nombreux autres pays européens) est en retard sur de nombreux domaines : la prescription, l’apport de la preuve par la victime, ou le seuil et la notion de consentement ou d’accord. Compte tenu de son niveau de développement cognitif, affectif et social, un·e mineur·e ne dispose jamais de la pleine capacité de discernement pour consentir de manière éclairée à une relation avec un adulte.
La pression sociale et culturelle va probablement permettre d’en finir avec cette impunité et cette omertà et conduire les politiques à proposer des réformes significatives en appuyant de manière massive et équitable sur les leviers habituels pour changer les comportements : prévention, formation et sanction. Ces propositions devront être fortes et crédibles pour accompagner ce changement sociétal. Proposer deux rendez-vous de dépistage et de prévention des violences sexuelles et de l’inceste, un en primaire, l’autre au collège, comme l’envisage aujourd’hui Emmanuel Macron, semble impossible avec les ressources disponibles actuellement sur le terrain, à savoir 1 000 médecins scolaires (avec 400 postes vacants) et 7 700 infirmier·e·s pour 12,4 millions d’élèves ! Rappelons que la loi de protection de l’enfance de 2007 préconisait déjà une surveillance des âges clefs (6, 9, 12 et 15 ans), ce qui n’a vraiment jamais été conduit.
Enfin, plus globalement, rappelons que « l’intérêt supérieur de l’enfant » est une notion qui a été introduite en 1989 par la Convention des Nations Unies relatives aux droits de l’enfant (CDE) à l’article 3, et reprise par de nombreuses législations nationales et supranationales, même si cette notion fait toujours l’objet de débats (Zermatten, 2005). L’article 3 chap.1 de la CDE fonde le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant : « Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale. » Pour le professeur Zermatten (2005), « l’intérêt supérieur de l’enfant est un instrument juridique qui vise à assurer le bien-être de l’enfant sur les plans physique, psychique et social. Il fonde une obligation des instances et organisations publiques ou privées d’examiner si ce critère est rempli au moment où une décision doit être prise à l’égard d’un enfant et il représente une garantie pour l’enfant que son intérêt à long terme sera pris en compte. Il doit servir d’unité de mesure lorsque plusieurs intérêts entrent en concurrence ».
En espérant que cet intérêt supérieur de l’enfant devienne le véritable guide pour toutes les prochaines décisions et actes des adultes et lui prépare un meilleur avenir.
Pr édouard Gentaz
Professeur de psychologie du développement à l’Université de Genève et
Directeur de recherche au CNRS
Références
Gentaz, É. (2016). Développement des inégalités des revenus et développement psychologique de l’enfant. A.N.A.E., 144(28), 497.
Gentaz, É. (2016). Développement durable et développement de l’enfant : quels liens ? A.N.A.E., 143(28), 381
Gentaz, É. (2018). Châtiments corporels et développement psychologique des enfants. Que disent les recherches scientifiques ? A.N.A.E., 157(30), 667-670. https://www.anae-revue.com/anae-en-accès-libre/l-éditorial-d-anae-en-accès-libre
Norman, R., Byambaa, M., De R., Butchart, A., Scott ,J., Vos, T. (2012). The long-term health consequences of child physical abuse, emotional abuse, and neglect: A systematic review and meta-analysis. PLoS Medecine, 9(11): e1001349. https://doi.org/10.1371/journal.pmed.1001349
Service Statistique Ministériel de la Sécurité Intérieure (2021). Insécurité et délinquance en 2020 : une première photographie, 32, 1-27. https://www.interieur.gouv.fr/Interstats/Publications/Interstats-Analyse/Insecurite-et-delinquance-en-2020-une-premiere-photographie-Interstats-Analyse-N-32
Zermatten, J. (2005). L’intérêt supérieur de l’enfant. De l’analyse littérale à la portée philosophique. Institut International des Droits de l’Enfant, Working Report, 1-43. http://korczak.fr/m5prod/colloques_afjk/palais-bourbon_20nov2010/doc_interet-superieur-de-l-enfant/zermatten-jean_interet-superieur-enfant_2005_43p.pdf