ÉDITORIAL
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Déclarer les conflits d’intérêts pour favoriser la confiance
ANAE N° 162
Il est clair que la confiance des lecteurs envers la crédibilité des
informations à caractère scientifique publiées par la revue ou le support dépend en partie de la transparence de la gestion des conflits d’intérêts pouvant intervenir à tous les niveaux du
déroulement d’une étude scientifique, de sa
planification à sa publication. Ajoutons que la suspicion de conflits d’intérêts (réels ou non) est tout aussi importante que les conflits d’intérêts eux-mêmes car elle engendre des effets
délétères similaires.
Rappelons qu’un conflit d’intérêt existe quand un auteur et/ou un
co-auteur a des relations
financières ou personnelles avec d’autres personnes ou organisations qui sont susceptibles
d’influencer ses jugements professionnels concernant une valeur essentielle (bien du patient,
intégrité de la recherche…). Les conflits d’intérêt peuvent être des intérêts financiers, professionnels ou encore relationnels.
Il est donc important que tous les auteurs de publications déclarent
toutes les relations qui peuvent être considérées comme de potentiels conflits d’intérêt en lien avec le texte publié. Si cette
pratique est relativement bien présente et exigée maintenant dans les sciences biologiques, médicales ou agronomiques compte tenu des enjeux financiers et de santé publique, cette pratique est
peu usitée dans les sciences cognitives et humaines. Or, ces sciences, quand elles ont des dimensions
appliquées ou interventionnelles (Gentaz, 2017) peuvent aborder des questions ou des thèmes ayant une forte implication sociétale.
Par exemple, Corbin et Camos (2013) indiquaient déjà des limites quant à la commercialisation de certains programmes d’entraînement cognitif informatisé disponibles dans le commerce (Cogmed, Jungle Memory, Memory Booster, Tools of the Mind, HappyNeuron, Acticog, etc.). Ces derniers sont souvent annoncés comme étant très efficaces pour améliorer les capacités mentales générales, mais malheureusement les preuves scientifiques de ces affirmations sont rarement fournies ou sujettes à caution (Shipstead, Hicks & Engle, 2012). Corbin et Camos concluaient d’ailleurs leur revue de question avec cette phrase : Il est alors très surprenant de voir comment dans ce domaine la recherche et l’industrie sont devenues intimement liées puisque certains chercheurs font également partie des maisons d’édition de ces tests dont la commercialisation ne doit pas être sans bénéfice.
Prenons un autre exemple, cette fois dans le domaine de
l’éducation. En 2018, le MEN a publié un Guide fondé sur l’état de la recherche pour enseigner la lecture et l’écriture au CP de 132 pages à destination principalement des enseignants, comprenant
une partie théorique et d’autres chapitres présentant des recommandations pédagogiques concrètes pour la mise en œuvre des apprentissages dans la classe. Il est étonnant que les rédacteurs et
leurs déclarations de conflits d’intérêts
potentiels ne soient pas indiqués ou déclarés. Pourtant, certaines des recommandations de ce document institutionnel sont présentes à l’identique dans des manuels scolaires
(Je lis, j’écris) disponibles
dans le commerce (pour les détails, voir Gentaz, 2019).
On peut multiplier les exemples de recherches
interventionnelles dans lesquelles les évaluateurs
d’une méthode ou les concepteurs sont les mêmes. Il est important que ces recherches à grande échelle (Gentaz, 2018) pouvant avoir des implications importantes dans les pratiques des
professionnels puissent bénéficier d’une évaluation la plus indépendante possible de leur
intervention (pour connaître des exemples de modalités d’évaluation indépendante, voir Gentaz et
al., 2013), afin d’éviter tous les biais qui peuvent découler de ces conflits d’intérêts
potentiels.
En conclusion, il est temps que tous les acteurs des recherches en sciences cognitives déclarent leurs conflits d’intérêts potentiels dans les recherches qu’ils conduisent et publient afin de favoriser la confiance des professionnels et du public.
Pr édouard Gentaz
Professeur de psychologie du développement à Université de Genève et
Directeur de recherche au CNRS (LPNC-Grenoble)
Rédacteur en chef d’A.N.A.E.
références
BAROMÈTRE IRSN (2019). La Perception des risques et de la sécurité par les Français. http://barometre.irsn.fr/
CORBIN, L. & CAMOS, V. (2013). L’Entraînement de la mémoire de travail et les apprentissages scolaires. A.N.A.E., 123, 113-119.
GENTAZ, É., SPRENGER.CHAROLLES, L., COLÉ, P., THEUREL, A., GURGAND, M., HURON, C., ROCHER, T. & LE CAM, M. (2013). Évaluation quantitative d’un entrainement à la lecture à grande échelle pour des enfants de CP scolarisés en réseaux d’éducation prioritaire : apports et limites. A.N.A.E., 123, 172-181.
GENTAZ, É. (2017). Co-construction de recherches en sciences cognitives interventionnelles. A.N.A.E., 146, 9-10. https://www.anae-revue.com/anae-en-acc%C3%A8s-libre/co-construction-de-recherches-en-sciences-cognitives-interventionnelles-un-outil-pour-d%C3%A9velopper-la-formation-initiale-et-continue-des-enseignant-e-s-editorial-e-gentaz-anae-n-146/
GENTAZ, É. (2018). Du labo à l’école : le délicat passage à l’échelle. La Recherche, 539, 42-46. https://www.larecherche.fr/sciences-cognitives/du-labo-%C3%A0-l%C3%A9cole-le-d%C3%A9licat-passage-%C3%A0-l%C3%A9chelle
GENTAZ, É. (2019). Du bon usage des recherches. Cahiers pédagogiques. https://www.cahiers-pedagogiques.com/Du-bon-usage-des-recherches
SHIPSTEAD, Z., HICKS, K.L., & ENGLE, R.W. (2012). Cogmed working memory training: Does the evidence support the claims? Journal of Applied Resarch in Memory and Cognition, 1(3), 185-193.