◗ Les neurosciences à l’école : leur véritable apport
édouard Gentaz
éditions Odile Jacob
ISBN : 9782415002503
Parution : novembre 2022
A.N.A.E. : Quelles sont les différences entre les neurosciences et la psychologie ?
Édouard Gentaz : Il existe depuis quelques années une relative confusion dans l’évocation des disciplines scientifiques invoquées pour décrire des résultats d’études liées à l’école ou aux apprentissages. Je rappelle ainsi que les neurosciences s’intéressent au fonctionnement et aux manifestations du système nerveux et de ses composants structurels, cellulaires ou moléculaires.
Schématiquement, alors que la psychologie s’intéresse plutôt aux comportements et aux représentations mentales, les neurosciences examinent leurs corrélats neuronaux ou leurs bases cérébrales. Ces deux niveaux d’analyse, le niveau comportemental et le niveau cérébral, sont bien évidemment complémentaires mais ils ne doivent pas être confondus, car l’un n’explique pas l’autre.
Cependant le concept de neurosciences est souvent invoqué, à tort, pour décrire des études produites par la psychologie, dont les résultats peuvent servir de repères pour aider les enseignants dans leurs gestes professionnels et leurs démarches d’enseignement.
Si les apports des neurosciences à la compréhension des bases neurales des apprentissages sont indéniables, je défends l’idée que leurs apports à l’enseignement et la pédagogie sont limités, souvent mal compris ou surinterprétés. Ces « neuro-apports » sont très souvent confondus à tort aux apports significatifs de la psychologie scientifique.
A.N.A.E. : Quelles sont les neuromythes abordés dans l’ouvrage ?
É. G. : Les neuromythes, comme « le cerveau droit est créatif alors que le gauche est scientifique », ou « nous utilisons seulement 10 % de nos neurones », ou encore « le cerveau reptilien peut expliquer certaines réactions primaires comme l’agressivité, la survie », voire « les neurones miroirs expliquent notre cognition sociale ou certains troubles », sont nombreux, répandus dans de nombreux domaines et sont en général utilisés pour justifier, expliquer, ou donner du sens à des comportements, voire pour « vendre » des méthodes prétendument révolutionnaires. Les « styles d’apprentissages » (non abordés dans le livre) et « les intelligences multiples » (abordées avec la question des limites de la nature, l’intelligence mesurée par les tests standardisés) ne relèvent pas pour moi des neuromythes car ces concepts ne sont pas issus des neurosciences.
L’objectif de cet essai n’est pas de présenter les arguments scientifiques qui contredisent ou relativisent chacun de ces neuromythes. D’excellents ouvrages ou articles traitant de cette question s’en sont chargés de manière très complète et argumentée, en particulier dans le domaine de l’éducation.
Le principal objectif de cet essai est de discuter la thèse que les neurosciences puissent véritablement révolutionner l’école à travers une meilleure compréhension des apprentissages scolaires et de l’enseignement. Quatre risques sont possibles : le recours à des justifications triviales comme « la plasticité cérébrale nous montre que les humains peuvent apprendre, même à l’âge adulte », des justifications trompeuses s’appuyant notamment sur des biais de neuroenchantement (une crédulité accrue aux arguments utilisant des images de cerveau), l’application erronée à l’évaluation des pratiques et des prescriptions pédagogiques erronées et illégitimes provenant des résultats des neurosciences.
Je propose que ces « neuro-apports » à l’enseignement pourraient davantage procéder d’une « neuro-illusion » collective et donc qu’ils pourraient être aussi considérés comme un neuromythe.
A.N.A.E. : L’enseignement fondé sur les preuves est-il pertinent ?
É. G. : L’enseignement fondé sur les preuves est très pertinent s’il est bien utilisé car je défends aussi l’idée qu’enseigner est un métier, avec des gestes professionnels, et que tous les gestes professionnels ont les mêmes effets. Les bonnes pratiques pédagogiques doivent se fonder non seulement sur l’ensemble de preuves disponibles (études expérimentales, observations, etc.) mais aussi sur le contexte et les caractéristiques des élèves. Les recommandations pédagogiques ne peuvent être issues uniquement de la recherche. Les résultats scientifiques obtenus dans des situations spécifiques ne sauraient être généralisés et appliqués à tous les publics et à toutes les situations (âges, degrés et niveaux scolaires, disciplines, régions, pédagogies, contexte familial et socio-économique, culture d’établissement, formations du corps enseignant, etc.).
En revanche, les recommandations pédagogiques ne peuvent non plus être uniquement issues de la pratique. Si les enseignants ont en effet une connaissance intuitive des processus d’apprentissage, ils n’ont pas toujours conscience des processus cognitifs en jeu dans leur propre pratique. Il est nécessaire de ne pas considérer les enseignants comme des « techniciens » devant appliquer mécaniquement des recommandations mais plutôt comme des « ingénieurs », et ainsi reconnaître leurs expertises et leurs savoirs dans leurs gestes professionnels.
A.N.A.E. : Les recherches interventionnelles et collaboratives en contexte scolaire sont-elles récentes et fréquentes dans le monde francophone ?
É. G. : Rappelons que les recherches dites interventionnelles mobilisent en particulier la méthode expérimentale. Cette dernière a comme objectif principal d’« administrer la preuve », c’est-à-dire de montrer qu’un facteur (par exemple, une méthode d’enseignement, une technique d’apprentissage) est bien la principale cause de l’apparition d’un comportement observé (comme de meilleures performances d’apprentissage), « toutes choses étant égales par ailleurs ». Pour être certain que cette relation causale est univoque, il faut organiser des « interventions » (appelées aussi entraînements, méthodes ou pédagogies) en classe, afin de contrôler au maximum ou au mieux tous les autres facteurs susceptibles d’influencer les performances observées (niveau scolaire, catégorie socioprofessionnelle, etc.). Il est bien évident qu’il s’agit d’une tâche très difficile compte tenu de la complexité du système éducatif et de son inscription dans le champ social et culturel.
Avec de nombreux collègues, nous avons pu observer que les recherches interventionnelles sont les plus efficaces lorsqu’elles sont véritablement collaboratives avec les enseignants dès le départ de la recherche.
Lorsqu’avec mes collègues Florence Bara (Université de Toulouse) et Pascale Colé (Université d’Aix-Marseille), nous avons commencé dans les années 2000 à développer des recherches interventionnelles en contexte scolaire, ce type de recherche était très rare dans les laboratoires de psychologie en France.
Les principaux chercheurs de ce champ ont pu présenter leurs travaux dans deux ouvrages co-édités :
Gentaz, é., & Dessus, P. (Eds) (2004). Comprendre les apprentissages. Sciences cognitives et éducation. Paris : Dunod.
Dessus, P., & Gentaz, é. (Eds) (2006). Apprentissages et enseignement. Sciences cognitives et éducation. Paris : Dunod
Depuis 20 ans, nous avons développé ces recherches en abordant d’autres domaines et en intégrant de plus en plus une dimension collaborative avec les praticiens.
Depuis quelques années, et grâce notamment au programme de recherche e-Fran (e-FRAN.education.gouv.fr), ce type de recherche s’est enfin développée de manière significative dans de nombreux laboratoires de sciences cognitives en France.
Références
de nos recherches
interventionnelles et colloboratives
Nos recherches interventionnelles et collaboratives en contexte scolaire abordent différents thèmes depuis 2000.
L’apprentissage de la lecture, de l’écriture et des mathématiques
Bara, F., Gentaz, É., Colé, P., & Sprenger-Charolles, L. (2004). The visuo-haptic and haptic exploration of letters increases the kindergarten-children’s understanding of the alphabetical principle. Cognitive Development, 19, 433-449.
Bara, F., Gentaz, É., & Colé, P. (2007). The visuo-haptic and haptic exploration increases the decoding level of children coming from low-socioeconomic status families. British Journal of Developmental Psychology, 25, 643-663.
Bluteau, J., Payan, Y., Coquillart, S., & Gentaz, É. (2008). Haptic guidance improves the visuo-manual tracking of trajectories. PLoS ONE, 12, 3(3), e1775.
Fredembach, B., Hillairet de Boisferon, A., & Gentaz, É. (2009). Learning of arbitrary association between visual and auditory nonfamiliar entities in adults: the “bond effect” of the haptic exploration. PlosOne, 4(3), e4844.
Gentaz, É., Sprenger-Charolles, L., Colé, P., Theurel, A., Gurgand, M., Huron, C., Rocher, T., & Le Cam, M. (2013). Évaluation quantitative d’un entrainement à la lecture à grande échelle pour des enfants de CP scolarisés en réseaux d’éducation prioritaire : apports et limites. A.N.A.E., 123, 172-181.
Gentaz, É., Colé, P., & Bara, F. (2003). Évaluation d’entraînements multisensoriels de préparation à la lecture pour les enfants de grande section maternelle : étude sur la contribution du système haptique manuel. L’Année Psychologique, 104, 561-584.
Gimbert, F., Gentaz, É., & Mazens, K. (2013). Évaluation d’entraînements multisensoriels de préparation aux apprentissages numériques chez les enfants scolarisés en grande section de maternelle. A.N.A.E., 123, 189-196.
Gimbert, F., Gentaz, É., & Mazens, K. (2019). Approximate number system (ANS) training with vision or touch in children. Topics in Cognitive Psychology, 119, 3-24.
Hillairet de Boifesron, A., Bara, F., Gentaz, É., & Colé, P. (2007). Préparation à la lecture des jeunes enfants : Effets de l’exploration visuo-haptique des lettres et de la perception visuelle des mouvements d‘écriture. L’Année Psychologique, 107, 537-564.
Jolly, C., & Gentaz, É. (2013). Évaluation des effets d’entraînements avec tablette tactile destinés à favoriser l’écriture de lettres cursives chez des enfants de Cours Préparatoire. Revue STICEF, Volume 20, 1764-7223, mis en ligne le 12/07/2013, http://sticef.org
Jolly, C., Palluel-Germain, R., & Gentaz, É. (2013). Evaluation of a tactile training for handwriting acquisition in French kindergarten children: A pilot study. In H. Schwitzer, & D. Foulke (Eds.), Kindergartens: Teaching methods, expectations and current challenges (pp. 161-176). Hauppauage: Nova Science Publishers.
Kalénine, S. Pinet, L., & Gentaz, É. (2011). The visuo-haptic and haptic exploration of geometrical shapes increases their recognition in preschoolers. International Journal of Behavioral Development, 35, 18-26.
Palluel-Germain, R., Bara, F., Hillairet de Boisferon, A., Hennion, B., Gouagout, P., & Gentaz, É. (2007). A visuo-haptic device - Telemaque - increases the kindergarten children’s handwriting acquisition. IEEE WorldHaptics, 72-77.
Pinet, L., & Gentaz, É. (2008). Évaluation d’entraînements multisensoriels de préparation à la reconnaissance de figures géométriques planes chez les enfants de cinq ans : étude de la contribution du système haptique manuel. Revue Française de Pédagogie, 162, 29-44
Les compétences transversales : métacognition, attention, jeu du faire semblant, émotionnelle et santé mentale
Gentaz, É., Richard, S., Deviscourt, L., Vagneux, L., Egger-Hammil, L., Frei Holzer, M., & Reynal, I. (2023). Évaluation des effets d’une adaptation du programme ATOLE « ATtentif à l’écOLE » sur le développement de capacités attentionnelles chez des élèves âgés de 4 à 11 ans : les apports d’une recherche interventionnelle et collaborative. A.N.A.E., 182, 97-108.
Gentaz, É., Lagier, V., & Pinchon, C. (2012). Comment favoriser l’acquisition de connaissances artistiques par des enfants et leurs intérêts durant une visite guidée à un musée de peinture ? Culture & Musée, 19, 171-178.
Junker-Tschopp, C, Gentaz, É., & Viviani, P. (2010). Effect of selective and distributed training on visual identification of orientation. Experimental Brain Research, 202, 665-611.
Malsert, J., Theurel, A., & Gentaz, É. (2013). Évaluation des effets d’un programme « Atelier cognitif »: comprendre le fonctionnement du cerveau pour mieux apprendre » sur les performances d’élèves de seconde générale. A.N.A.E., 123, 120-126.
Richard, S., Gay, P., Clerc-Georgy, A., & Gentaz, É. (2019). Évaluation d’un entrainement base sur le jeu de faire semblant destiné à favoriser le développement des compétences socio-émotionnels chez les enfants de cinq ans : étude exploratoire. L’Année Psychologique, 3(119), 291-332.
Richard, S., Clerc-Georgy, A., Baud-Bovy, G., & Gentaz, É. (2021). The effects of a ‘pretend play-based training’ designed to promote the development of emotion comprehension, emotion regulation, and prosocial behaviour in 5- to 6-year-old Swiss children. British Journal of Psychology, 112(3), 690-719.
Richard, S., Clerc-Georgy, A., & Gentaz, É. (in revision). A “Pretend play-based training” in schools designed to enhance the development of some socio-emotional and pretend play competences in Swiss 5-6-year-old children: a large-scale study assessing implementation variables. Acta Psychologica.
Theurel, A., & Gentaz, É. (2015). Entraîner les compétences émotionnelles à l’école. A.N.A.E., 139, 545-555.
Theurel, A., Gimbert, F., & Gentaz, É. (2020). The effectiveness of a school-based mindfulness intervention (ADOMIND) on adolescent’s depressive symptoms: a pilot study. Topics in Cognitive Psychology – L’Année Psychologique, 3, 233-247.
Article paru dans ANAE N° 182 - L'apprentissage de la lecture à l'école primaire : du décodage à la compréhension
www.anae-revue.com