Les progrès de la digitalisation comme levier de l’autonomie des personnes en situation de handicap visuel : entre réalités et paradoxes
A. Leavy1,2,3, M. Jeanneret Medina4, C. Baudet4, C. Benoit4, L. Chennaz3, F.
Sypowski1, é. Gentaz3
1. Fondation Asile des Aveugles,
Suisse.
2. Institut de
Psychologie, Université de Lausanne, Suisse.
3. Faculté de Psychologie et des Sciences de l’éducation, Université de Genève, Suisse.
4. HEG Arc, HES-SO // University of Applied Sciences Western Switzerland, Neuchâtel, Switzerland..
Auteur de correspondance : Aline Leavy, Avenue de France 15, 1002 Lausanne, Suisse. aline.leavy@cphv.ch
Conflits d’intérêts : les auteurs déclarent n’avoir aucun conflit d’intérêt.
ANAE N° 175 - Décembre 2021
Les technologies de l’information et de la communication (TIC) offrent une large variété d’options pour donner accès à l’information aux personnes en situation de handicap visuel. En outre, toute une série de recommandations techniques et d’outils législatifs permet de réaliser des contenus accessibles de manière universelle. Paradoxalement, en pratique, trop peu de contenus papier ou numériques sont accessibles par défaut. Il s’agit le plus souvent de corriger des situations par des aides techniques et/ou humaines. Plus encore, lorsque les normes en matière d’accessibilité sont respectées, des problèmes subsistent. Résoudre les barrières d’accessibilité par une approche universelle et proactive, mise en œuvre à large échelle durant la dernière décennie, nous semble prometteur.
Mots clés : Déficience visuelle – Technologies de l’information et de la communication (TIC) – Accessibilité universelle – Autonomie.
Introduction
L’intégration sociale, professionnelle et scolaire des personnes en situation de handicap visuel ne peut se concevoir sans l’accès aux informations. Ces dernières sont indispensables à la diffusion des connaissances et à la communication universelle. Or, à l’ère de la transformation numérique, les informations sont de plus en plus présentes en format électronique. Les technologies de l’information et de la communication que l’on peut qualifier de « contenant » (de Vaujany, 2009), permettent de restituer des informations (le contenu des contenants) selon diverses formes : affichées sur un écran, imprimées sur papier ou encore embossées (imprimées) en braille si le destinataire doit lire des informations avec ses doigts. Dans cet article, nous dressons un bref panorama des TIC au service du handicap visuel, présentons un constat ancré dans notre contexte en Suisse, et proposons un chemin à suivre qui nous semble prometteur.
Les technologies de l’information et de la communication (TIC) pour le handicap visuel
Dans un contexte de handicap visuel, la présentation de l’information sous la forme électronique prend généralement les formes textuelle, graphique, auditive ou tactile, combinant parfois plusieurs modalités (Power & Jürgensen, 2010). Paradoxalement, l’information textuelle reste la forme la plus couramment proposée aux déficients visuels. Les modalités d’interactions auditives et haptiques sont souvent mobilisées pour donner une perception alternative à la vision chez les personnes plus gravement atteintes dans leur santé visuelle.
De manière générale, les personnes malvoyantes disposent de technologies d’assistances pour accéder à l’information. Un utilisateur avec une vision modérée dispose généralement d’un agrandisseur d’écran qui peut modifier les couleurs affichées à l’écran pour plus de contrastes (e.g., ZoomText). Un utilisateur à basse/faible vision utilisera un lecteur d’écran, qui passe souvent par la modalité auditive pour restituer le contenu textuel (e.g., Jaws, NVDA). Pour une personne aveugle, le système informatique comprend généralement un clavier, un haut parleur et un terminal braille. Le système de lecture réalise en général une analyse et certains traitements sur les informations avant de les restituer. Tout outil d’assistance peut être personnalisé pour tenir compte des préférences de l’utilisateur telles que le niveau d’agrandissement, l’amélioration des couleurs ou encore la vitesse de lecture du texte.
L’accessibilité établie dans les législations nationales (e.g., la loi LHand) et l’ordonnance (OHand) suisses sur l’élimination des inégalités frappant les personnes handicapées, couplée aux standards internationaux (e.g., ISO, W3C) fournissent un socle pour une société inclusive. La standardisation touche les équipements informatiques, les protocoles de communication entre ordinateurs et périphériques, les logiciels, mais aussi la manière de présenter et de structurer les informations au format électronique. À ce jour, la tendance consiste à déplacer les informations vers des sources en ligne, comme les documents multimédias et les documents Web (Power & Jürgensen, 2010). Dans ce contexte, l’approche prédominante pour rendre les contenus Web accessibles aux utilisateurs en situation de handicap consiste à appliquer des directives standardisées en matière d’accessibilité (Schmutz et al., 2017). À titre d’exemple, le World Wide Web Consortium (W3C) a pour but de fournir un standard unique commun pour l’accessibilité des contenus web répondant, au niveau international, aux besoins des personnes, des organismes et des gouvernements (W3C, 2018). La Web Content Accessibility Guidelines (WCAG), actuellement en version 2.1 et continuellement mise à jour, explique comment rendre les contenus Web plus accessibles aux personnes avec des limitations fonctionnelles. En Suisse, les services en ligne de l’État doivent se conformer à la norme d’accessibilité eCH-0059 qui s’appuie sur la WCAG. Concernant les documents électroniques, il existe divers formats (plus ou moins) accessibles, tels que PDF, Word, EPUB, DAISY, et de multiples façons de les convertir d’un format à un autre.
Ces avancées ont modifié la manière dont les utilisateurs déficients visuels s’approprient les informations. La transformation des documents, tel qu’un document braille papier volumineux, au format hypertexte permet une séparation en sous-parties et d’établir des relations entre ces dernières. On y trouvera, par exemple, des liens entre les titres de la table des matières et les chapitres correspondants, ou entre les mots d’un texte et les notes qui s’y rapportent. Par exemple, l’accès à la définition d’un mot dans un dictionnaire peut être réalisé à partir du mot se situant dans le texte, par un simple « clic » sur ce dernier. Ces liens statiques peuvent également être établis de manière dynamique selon les besoins de l’utilisateur. Enfin des opérations sémantiques relativement complexes peuvent être effectuées : statistiques, recherche ou analyse de sens, résumé ou traduction automatique, etc. Ces fonctionnalités plus avancées tirent souvent parti de l’intelligence artificielle. Toutes ces fonctionnalités permettent aux malvoyants de gagner un temps considérable dans la consultation du document et de pallier - dans une certaine mesure - l’impossibilité de lecture rapide du texte, « en diagonale ».
Les TIC : un véritable bénéfice ?
« Les technologies de l’information et de la communication (TIC) représentent pour les personnes handicapées, quel que soit le handicap, une réelle opportunité pour leur intégration, aussi bien dans la vie quotidienne que professionnelle, sous réserve que leur accessibilité soit prise en compte » (Balin & Gossard, 2015, p. 1). Alors que l’utilisation de moyens auxiliaires a permis aux personnes en situation de handicap visuel d’accéder à l’écrit en noir, les obstacles techniques à l’accessibilité sont l’une des causes les plus probables de la fracture numérique en matière d’utilisation de l’Internet (Vicente & López, 2010). Paradoxalement, « l’informatique peut, à la fois s’avérer une ressource pour la construction d’une compétence pointue (source d’identité professionnelle et de reconnaissance) et, lors des changements successifs de logiciel, la principale raison d’une mise sur la touche, voire d’une menace de déqualification et de disqualification, qui (...) replonge [les personnes en situation de handicap visuel] dans la dépendance » (Metzger & Barril, 2004, p. 70).
En raison de l’évolution de l’organisation du travail couplée à celle des technologies, l’orientation, la formation et l’insertion professionnelles des jeunes (15 à 25 ans) en situation de déficit visuel sont d’autant plus complexes. Alors que tous les sites de formation ainsi que la plupart des entreprises (et ceci d’autant plus depuis la crise sanitaire du COVID 19) sont équipés de plateformes intranet et d’échanges en visioconférence, les personnes avec une atteinte visuelle ont de plus en plus de difficultés à évoluer dans ces écosystèmes. Pour résoudre la problématique de documents électroniques non accessibles, les personnes malvoyantes sont souvent dépendantes des services de transcription et adaptation. Plus encore, lorsque les normes d’accessibilité dites « techniques » sont respectées, il n’est pas garanti que toutes les populations avec atteinte à la santé puissent accéder à l’information de manière efficace (Baudet & Benoit, 2019). Ces résultats sont corroborés par de nombreuses études dans le domaine de l’accessibilité du Web et de l’interaction homme-machine (Schmutz et al., 2017). L’autonomie et l’autodétermination ne peuvent s’exprimer que si l’individu peut interagir de lui-même avec son équipement informatique, souvent composé de moyens auxiliaires. Qu’en est-il des voies d’améliorations existantes à ce jour ?
Vers une accessibilité universelle proactive
La dernière décennie a été marquée par des changements de paradigmes visant à corriger les barrières relatives à l’accessibilité (Stephanidis et al., 2019). Deux d’entre eux concernent le passage d’une approche particulariste vers une approche universaliste, et le passage d’une approche réactive vers une approche proactive de l’accessibilité.
« L’accessibilité universelle est la caractéristique d’un produit, procédé, service, information ou environnement qui, dans un but d’équité et dans une approche inclusive, permet à toute personne de réaliser des activités de façon autonome et d’obtenir des résultats identiques » (Rocque et al., 2011, p. 12). Fougeyrollas et al. (2019) reprennent également cette vision inclusive de l’accessibilité universelle qu’ils définissent comme un dispositif qui « s’inscrit dans une dynamique d’égalité des chances permettant un plein accès et n’entravant pas la possibilité de réalisation des activités et des aspirations personnelles » (p. 164). Ces définitions s’inscrivent parfaitement dans les mots de Tim Berners Lee, l’inventeur du Web : « Le pouvoir du Web réside dans son universalité. L’accès de tous, quel que soit le handicap, est un aspect universel. » En pratique, le suivi de ce chemin s’est opéré dans la traduction audiovisuelle et l’accessibilité aux médias. Le journal télévisé suisse comprend depuis un certain temps l’audiodescription qui permet aux personnes aveugles et malvoyantes d’avoir accès aux contenus TV, ainsi qu’une retranscription en temps réel dans la langue des signes. Dans le domaine de l’édition, le Traité de Marrakech du 27 juin 2013, entré en vigueur en Suisse en mai 2020, a pour objectif de créer un ensemble de limitations et d’exceptions obligatoires au bénéfice des personnes rencontrant des difficultés à accéder à l’écrit en noir. Ainsi, les deux obligations principales concernent d’une part la possibilité de rendre accessible des textes imprimés, par les bénéficiaires directement ou les entités autorisées, et d’autre part, d’autoriser l’échange transfrontière des exemplaires accessibles.
Actuellement, et malgré les outils légaux et techniques à disposition, la logique de résolution des problèmes d’accessibilité a posteriori reste prédominante. Celle-ci consiste par exemple à utiliser des technologies d’assistance et des modules complémentaires pour permettre l’accès à des applications conçues et développées à l’origine pour des utilisateurs sans handicap ou encore à adapter des ouvrages en noir ou numériques non-accessibles via un service spécialisé [1]. En opposition à cette approche, une attitude proactive se conforme à l’exigence d’accessibilité, et à l’intégration de fonctionnalités y relatives dans un produit dès que possible (p. ex. : durant la phase de conception). L’accessibilité by design permet d’éviter, d’une part de dupliquer des contenus et d’autre part, de devoir systématiquement effectuer des corrections. Les leaders du marché des TIC, tels que Apple, Microsoft ou encore Google pour ne citer qu’eux, ont également largement amélioré leurs solutions en matière d’accessibilité et communiquent activement sur les principes de l’Universal Design dans des pages web dédiées (Jeanneret Medina et al., 2022).
Bien que ces changements de fonds semblent prometteurs, beaucoup de travail reste à faire. Alors que les premières directives d’accessibilité du Web datent d’il y a plus de 20 ans, l’immense majorité des professionnels de l’informatique semble peu connaître cette notion et « encore moins les enjeux qu’elle représente pour les salariés handicapés et plus généralement pour toute entreprise » (Kerroumi et al., 2021, p. 23).
Finalement, les TIC par eux-mêmes ne résoudront pas les problèmes d’accessibilité, tant que l’accessibilité n’y sera pas intégrée par défaut. Enfin, l’accès à l’information n’est qu’une première étape afin de garantir l’autonomie des personnes en situation de handicap visuel. Une seconde étape consistant à rendre les informations compréhensibles et manipulables par le plus grand nombre nous semble être indispensable et représente un défi majeur pour les prochaines décennies.
Références
Balin, P., & Gossart, C. (2014). L’accessibilité des TIC par les personnes handicapées : État des lieux du contexte actuel. Terminal, 116. https://doi.org/10.4000/terminal.751
Baudet, C., & Benoit, C. (2019). élargissez votre vision ! Le cas du vote électronique pour les personnes en situation de handicap visuel. AIM 2019, 1-12.
de Vaujany, F. X. (2009). Les grandes approches théoriques du système d’information. Hermès science, Lavoisier.
Fougeyrollas, P., Fiset, D., Dumont, I., Grenier, Y., Boucher, N., & Gamache, S. (2019). Réflexion critique sur la notion d’accessibilité universelle et articulation conceptuelle pour le développement d’environnements inclusifs. Revue Développement humain, handicap et changement social, (25)1, 161-175.
Jeanneret Medina, M., Baudet, C., & Lalanne, D. (in revision). Web User Interface Adaptation for Low Vision People: an Exploratory Study based on a Grounded Theory Review Method. 16h International Conference on Universal Access in Human-Computer Interaction.
Kerroumi, B., Heraclide, N., & Stromenger, A.-C. (2021). Les personnes déficientes visuelles face aux évolutions du numérique dans la formation et l’emploi en Europe (p. 200). Association Paul Guinot.
Metzger, J.-L., & Barril, C. (2004). L’insertion professionnelle des travailleurs aveugles et sourds : Les paradoxes du changement technico-organisationnel. Revue française des affaires sociales, 3, 63‑86. Cairn.info. https://doi.org/10.3917/rfas.043.0063
Persson, H., Åhman, H., Yngling, A. A., & Gulliksen, J. (2015). Universal design, inclusive design, accessible design, design for all: different concepts—one goal? On the concept of accessibility—historical, methodological and philosophical aspects. Universal Access in the Information Society, 14(4), 505-526. https://doi.org/10.1007/s10209-014-0358-z
Power, C., & Jürgensen, H. (2010). Accessible presentation of information for people with visual disabilities. Universal Access in the Information Society, 9(2), 97-119. https://doi.org/10.1007/s10209-009-0164-1
Rocque, S., Langevin, J., Chalghoumi, H., & Ghorayeb, A. (2011). Accessibilité universelle et designs contributifs dans un processus évolutif. Revue développement humain, handicap et changement social, 19(3), 7-24.
Schmutz, S., Sonderegger, A., & Sauer, J. (2017). Implementing Recommendations from Web Accessibility Guidelines: A Comparative Study of Nondisabled Users and Users with Visual Impairments. Human Factors, 59(6), 956-972. https://doi.org/10.1177/0018720817708397
Stephanidis, C., Salvendy, G., Antona, M., Chen, J. Y. C., Dong, J., Duffy, V. G., Fang, X., Fidopiastis, C., Fragomeni, G., Fu, L. P., Guo, Y., Harris, D., Ioannou, A., Jeong, K., Konomi, S., Krömker, H., Kurosu, M., Lewis, J. R., Marcus, A., …, & Zhou, J. (2019). Seven HCI Grand Challenges. International Journal of Human-Computer Interaction, 35(14), 1229-1269. https://doi.org/10.1080/10447318.2019.1619259
Van Dijk, J. A. G. M. (2005). The Deepening Divide: Inequality in the Information Society. SAGE Publications, Inc.
[1] ● Le Service d’Édition Accessible (SEA )de la Fondation Asile des Aveugles est le service qui adapte, transcrit, code et embosse les documents afin de les rendre accessibles en Suisse Romande.
Cet article a été publié dans le N° 175 d'ANAE